Marie-Claire Bancquart
La paix saignée
Précédé de Contrées du
corps natal
Éditions Obsidiane, 1999.
La paix saignée est précédée de contrées
du corps natal. Comme Marie-Claire Bancquart dans la quatrième de
couverture le signale, l’édification du premier ensemble, une introspection
poétique au cœur de son histoire familiale, l’a conduite à poursuivre
l’écriture presque dans un geste naturel, vers celle plus universelle de l’homme
prit dans la tourmente de la vie.
Au cœur : une genèse
« Contrées du corps natal » est le premier des deux ensembles qui composent le
livre. Proses poétiques et poèmes y alternent sous une écriture où coexistent
deux voix. L’une de ces voix est différenciée de l’autre dans le texte par
l’aspect italique de son caractère d’impression. Toutes deux, indépendantes de
la forme - poème en prose – poème - se font entendre tout au long de la lecture
du livre, quoique d’une moindre manière dans « la paix saignée ».
Non
loin de la chronique, « contrées du
corps natal » est une narration poétique en quête d’une histoire qui
prend racines en deux pays natals. Le Pas de Calais et l’Aveyron ; Desvres
et Saint Aubin, deux villes ; Un Nord et un Sud, deux pôles ; Deux
pays d’où sont originaires les familles paternelles et maternelles de
Marie-Claire Bancquart. Des proses poétiques et des poèmes qui situent
géographiquement ces pays et en livrent une histoire reconstruite autour de
faits historiques rapportés par des érudits locaux ou par des livres
d’archives. Une histoire où les souvenirs et les faits se relaient puis se
fondent dans une relecture de la genèse familiale. Contrées géographiques,
contrées de l’Histoire et des histoires humaines : contrées persistantes
dans la mémoire du poète où filtre en filigrane une affection pour les siens
Qui,
au fond de soi n’a jamais songé à ses ascendants ? À ces hommes et à ces
femmes emportés par le quotidien dans leurs histoires singulières, criblées de
joies et de peines, ce tamisé des jours. Qui n’a pas alors éprouvé ce besoin de
rendre aux siens comme cette reconnaissance : simplement un salut, digne
et à hauteur des yeux. ?
D’un mouvement vers l’autre
Peut-être le mouvement de la poésie
entraîne-t-il, autant que vers le temps passé, vers « un passage en
avant » ? s’interroge
Marie-Claire Bancquart. Sans doute alors n’est il pas étonnant que la forme de
ce livre soit sous-tendue par les influx de ce mouvement qui entraîne le poète,
par-delà cette notion du temps, de soi vers l’autre ; du singulier de sa
propre histoire vers celle universelle des hommes emportés par les tragédies de
l’histoire ; de l’extérieur - le monde- vers l’intérieur - ce soi intime-.
En témoignent les poèmes, dont la double nature – la source de la voix – est
matérialisée par des caractères italiques. Témoins aussi, le premier poème de La Paix Saignée qui précise cet instant d’un basculement
perceptible - un axe de ce mouvement ? - d’une culture à une autre, d’un
monde vers l’ailleurs.
Et
ce – passage en avant - ne
s’opposerait pas seulement à cette notion du temps passé, mais s’identifierait
à un positionnement au front. Celui qui place le poète - en avant – de ses
contemporains et le confronte ainsi aux questions essentielles de l’existence
humaine.
Il
s’agit bien de cela, apprendre et comprendre le monde. Et il ne s’agirait pas
tant pour cela d’appliquer quelques règles ou de suivre des procédures
préétablies que d’éprouver un processus d’apprentissage. Et celui des
défricheurs de territoires humains que sont les poètes est du domaine de
l’expérience humaine, du ressenti du corps, de la compassion pour cet autre-soi
qui est l’homme. Voilà peut-être une volonté de ce livre.
Comprendre
le monde, précisément dans ses renversements violents. Percer ce mystère de
l’homme emmêlé en son histoire. Souligner ses contradictions. Résorber les
traces d’une plaie qui demeure béante dans cette lancinante Histoire des
hommes.
La
compassion naît dans le champ de cette réflexion poétique et empathique avec
l’autre soi. Cet alter égo du bout du
monde ou du fond de notre rue, qui éprouve dans sa chair, son cœur, comme en le
nôtre, les épreuves de la vie.
Les voix
Deux
voix se croisent dans le livre. Alors que la première voudrait s’en tenir aux
faits, à la description des paysages, à la datation historique, à la différence
du climat ; la seconde restitue en souffle, le fruit de cette
confrontation en soi, à ce qui fut passé. Cette remémoration. Et cette voix
dépasse l’évocation, relie à soi et mêle ainsi en ces histoires humaines, les
pulsations vives du corps du poète.
La
poésie qui s’exprime ici ancre son articulation au moment même de cette
alternance entre cet évoqué et ce restitué du sensible. Que se passe-t-il, au
juste, au cœur vif du poète dans ce balancement ? Ce mouvement de soi, ce
déplacement d’être ? Un séisme ? Cette alchimie poétique œuvre entre
les propres souvenirs et la mémoire conservée de l’intime de nos proches,
emportés dans les méandres de leur vie.
La
voix de Marie-Claire Bancquart se scinde en deux paroles. Celle d’une
constatation qui relève, décrit - dé-crie ? – et une seconde, intérieure
et méditative. Parole d’une métamorphose qui traduit le ressenti profond, ce
surgi, de cette confrontation entre la réalité du monde et cette vitalité
de l’intime.
« au moins cela : crier le
cri »
Le prix d’une survivance
Voilà
bien la nécessité du poète : dire cette perception sensible du monde, le
sien singulier mais aussi celui de tous. Les hommes mortels. Humains au monde.
Rassemblés sous l’égide du corps, ce dénominateur commun, où rythme le
battement de nos veines.
Au
cœur de La paix saignée est peut-être
la dualité constitutive de l’être humain. Cette part d’animal qui subsiste en
lui et cohabite avec l’être social. Cet instinct, qui pour sauver le corps de
l’être, commettrait dans l’instant n’importe quel crime.
Ce
qui est au cœur de La paix saignée,
c’est l’homme, disponible à toutes résurgences, ces traits de caractères que
sont - force, brutalité, égoïsme - érigés en valeur et usés au profit d’un ego.
Cette vision binaire, opposant l’instinct du geste à la médiation de la parole,
est sans doute nécessaire pour approcher le point d’une rupture entre cet être
que plusieurs millénaires de culture et de connaissances auraient rendu plus
humanisé et celui à l’instinct animal qui demeure en nous et qui veille à la
pérennité du corps.
Il
n’y a pas de poésie qui ne nous place au bord d’un gouffre, dans le vertige de
notre image – notre finitude quelle qu’en soit la vision – devenue sous notre
regard, étincelles macroscopiques et infinitésimales. Le rien à l’échelle d’un
univers. Cet homme, qui ne vit que dans un équilibre précaire et nécessaire à
sa survivance.
Dès
les premiers poèmes de l’ensemble Un Nom,
Personne, Marie-Claire Bancquart traque en elle cette dualité, la part de
notre image double. Cette ombre aux lignes imprécises, reflet indéfectible dans
le miroir,
l’autre en résidence dans ton
corps ».
Et la part sombre et bestiale voudrait ici
s’incarner, celle
« qui me jette/ici et là/en
bourreau »
et
dont Marie-Claire Bancquart dit:
« je voudrais qu’elle sorte. Je
l’annulerais/entre mes ongles ».
Aux limites d’une transformation
Mais
au-delà, ce sont les limites du territoire
de l’homme qui sont esquissées.
Limites du corps «cette autre/qui mange et tient
de la main droite » /; de la finitude « je sais mon corps en location, promis aux humus. » ; de la perception de sa propre existence « nous sommes vécus par les choses
friables,/ bois des meubles, papiers,/ par les lèvres des autres, leur mémoire,/… ». À mesure que cette cartographie du
territoire humain se trace, la
conscience de la finitude humaine se précise « Ombre/ tu es un nom/ à la merci des heures/», Cette part
d’ombre - ce bord d’abîme – prend à
mesure des poèmes le visage de la mort qui s’annonce :
« La mort, on y pense aux matins
d’été/quand le vent est tendre sous les platanes. »
Une
mort qui transmue le corps « tu
donneras corps/à notre appartenance : lucioles, maïs mûr. » en
pérennisant l’essence de l’être dans le
cycle naturel de la vie. Le corps est éphémère. Comme cette
présence, en lui, qui l’anime de gestes et d’un souffle.
Ce sitôt nommé déjà volatilisé en son
nom même de Personne,
et
la double acception de ce mot :
« la parole effaçable ».
L’homme
en ce nom porte sa fin en lui. Et nous lui opposons l’espérance, qui seule
répand des saveurs – de jouvence
peut-être - en des fruits :
cerise, mandarine, quartiers d’orange,
« Éden au parfum de dessert pour
petite fille »
Limite
également, la nuit est présente : Notre
vie impaire. Celle où
« Nous respirons notre air
d’angoisse. »
et
en laquelle
« Tu frôles les oiseaux et les
scarabées, »
nuit
aussi du rêve et des
« tendresses, pénétrantes
aussi/quand la peau attire/avec douceur, comme un intérieur de poumon. »
Lieu
où - quelque chose de voler à forme – et goût ? - de cerise qui roule.
Par-dedans, les racines.
La
poésie de Marie-Claire Bancquart s’enracine en quelques mots ancrés au profond
du langage. Deux reviennent à de plusieurs reprises, s’arriment,
imposent leurs présences au fil des poèmes. Arbre - dont un poème porte le nom pluriel - et sang (la sève d’un corps devenu arbre ?
« les mots/nourrissent ailleurs
votre vie ; enfouis, agents secrets sur le chemin des nerfs, Mais également présents les fruits (pêche, mandarine,
orange, cerise, citron, raisin, châtaigne, melon.) comme l’est en
filigrane le monde du végétal (bégonia, iris, fougère, feuille
de menthe, hémérocalle, la forêt, le pré). Ensemble ils forment comme un humus d’où cette
poésie lève, prend forme… :
« le vent annonce une sublimation
alchimique. »
celle
peut-être du lieu d’une transformation futur du corps après la mort.
« Entre nous se dessine un
arbre/sur le trottoir peuplé, dont les passants/soudain forment verger, avec
sous leur peau l’aubier tendre. »
Un onguent de mots
La
paix ? À quel prix toujours ? Celui du sang versé par « ces vies passagères et si
précieuses » dans la violence, la barbarie de la guerre. La paix,
toujours temporaire. La paix, signée avec
ce vif en nous, cet indompté instinct qui survit et soudain romps la trêve.
Cet autre. Ce sombre. Ce noyau nuit, vestige des premiers temps. Ce
rescapé, qui contre et cohabite avec, l’être de culture maintenant devenu homme.
Individu socialisé, un être de langage. Langage qui à
mesure, fit lumière en notre conscience, là, d’où nous percevons et discernons du monde, la proie ou l’ombre.